Nyctale est superstitieux

Un pastiche de La Bruyère par Charles Nodier

« Quoique le soleil touche à la fin de son cours, il n’est pas encore jour chez Nyctale; gardez-vous de le réveiller. Son sommeil a probablement été retardé par les croassements d’un oiseau de mauvais augure ou par les hurlements d’un chien perdu. Les songes qui lui sont survenus depuis sortaient tous de la porte d’ivoire, et il attend encore ceux du matin, qui ne manquent jamais d’apporter d’utiles enseignements pour la conduite de la vie. N’espérez pas l’entraîner d’ailleurs dans quelque divertissement, car c’est aujourd’hui vendredi, un jour fâcheux, un jour contraire et néfaste, nigro notanda lapillo. Mais voilà Nyctale qui vous suit tout pensif, quoiqu’il ait chaussé son premier escarpin du pied gauche, et qu’il vienne de buter, en sortant, contre le seuil de sa porte. Vous avez pour le maîtriser quelque pierre constellée ou quelque talisman sympathique, puisque vous le décidez à prendre part à votre banquet dans cette maison, qui est la seule du quartier où les hirondelles n’aient pas fait leur nid dans les travées des fenêtres et entre les solives du plafond. Tout à coup cependant son visage se rembrunit. Ne s’est-il pas assis par mégarde en face du méchant miroir de Bohême qu’un lourdaud de valet rompit l’autre jour ; ou bien aurait-il trouvé son couvert d’argenterie en croix à côté d’une salière renversée ? Je me trompe : il est occupé d’un soin vraiment sérieux, il compte les convives un à un; et maintenant que vous le voyez pâlir et trembler, il vient de s’assurer pour la troisième fois qu’ils étaient treize. A compter de ce moment il n’y a plus de repos pour Nyctale. Les mets les plus délicats se changent en poison sous sa main comme au festin des harpies, et il ne cherche qu’un prétexte pour sortir, quand la couronne de lumignons brûlants qui fait pencher les mèches négligées l’avertit heureusement qu’il doit recevoir aujourd’hui à son logis une visite ou un message. Il s’esquive subtilement, sans que personne ait pu deviner la cause de sa tristesse et de son impatience. Nyctale est homme de bien, de savoir et de bon conseil, dont les honnêtes gens font état, qui s’est montré propre aux affaires, et qui se porte avec prudence et fermeté dans l’occasion, mais Nyctale est superstitieux. »

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Charles Nodier (1780-1844) : « M. de la Mettrie»,  Contes de la veillée, pp. 297-298. Paris, Charpentier.
Archive.org : https://archive.org/stream/contesdelaveil00nodi#page/296/mode/1up

 

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