Pseudo oraison funèbre d’Ernest Renan

Pseudo oraison funèbre d’Ernest Renan, prétendument écrite par Edmond de Goncourt. Le texte, paru dans le Gil Blas en 1892, est illustré par Willette. L’auteur, Francis Chevassu, journaliste au Figaro, écrit sous le nom d’emprunt de Bazouge, référence au personnage du croque-mort de L’Assommoir d’Émile Zola.

« Le pseudo discours funèbre s’organise autour de deux petites anecdotes fictives, des récits de boutades dont Renan aurait fait les frais, racontées à la manière du Journal, ainsi indirectement pastiché. La charge satirique vise toutefois moins l’orateur, dont sont au passage dénoncées la perfidie et la vanité, que l’auteur de Les Origines du Christianisme, dont Francis Chevassu met en scène quelques caractéristiques psychologiques souvent évoquées par ses détracteurs : catholicisme à la fois mal renié et mal assumé de l’ancien séminariste, sournoiserie, sexualité inexistante, ambitions féroces. » Par Gaëlle Guyot-Rouge, Les Goncourt au miroir des pasticheurs, Acta fabula, vol.7, n°6, Novembre-Décembre 2006 : http://www.fabula.org/revue/document1696.php

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Enterrement de Renan
Discours de M. Edmond de Goncourt

Un soir, à la fin d’un de ces dîners chez Magny où nous nous réunissions entre personnages illustres, je dis à M. Renan, qui causait de Port-Royal avec Sainte-Beuve, dans un coin : — Pourquoi diable vous obstinez-vous à porter ces redingotes de séminariste : vous me rappelez M. de Sainte-Agathe. Plût au ciel que je ressemblasse à ce saint homme, répondit-il en avançant avec effort son corps mouvant enfoui dans un fauteuil Voltaire — ironie délicieuse qui ne nous échappa pas, à mon frère ni à moi — ; j’ai souhaité aussi d’abdiquer ma volonté au profit d’un maître suprême et d’être seulement ici-bas un humble instrument entre les mains du Seigneur ! Messieurs, je n’ai jamais goûté Molière, chez qui je ne rencontre pas le sens artiste : ce jour-là, je le compris. L’homme au petit collet se trouvait devant moi, en chair et en os, sous la lumière brutale des becs de gaz; je devinai tout de suite qu’il ne me pardonnerait jamais celte franche familiarité. Je ne me trompais pas. Plus tard, quand mon rôle d’historiographe des lettres me força de le mettre en scène, son acrimonie se réveilla soudainement. L’homme explique l’homme de lettres : sa phrase a des caresses suspectes, des attouchements singuliers de bedeau excité, mais impuissant, qui jamais ne viola une idée. Quand il apporta chez Magny son Saint Paul, développant avec complaisance les difficultés avec lesquelles il avait restitué les voyages de cet apôtre, le profit qu’il en attendait pour l’histoire de l’humanité, Théophile Gautier lui dit : — Mais allez donc à Montmartre, n. de D…, il y a plus d’humanité dans la tête d’une petite modiste vivante que dans la cervelle de vos calotins historiques ! Nous nous amusions toujours de la physionomie effarée qu’il opposait à ces rudes boutades. Mais Montmartre, les petites femmes, les modèles, rien de tout cela ne l’intéressait ; ses vœux extrêmes de concupiscence n’allaient pas au delà de ce rêve platonique, qui est le dévergondage mystique des vieux ecclésiastiques : un fauteuil à l’Académie et peut-être un siège au Sénat. Son petit collet, en effet, aimer à se frotter à la puissance, au succès.

renanIl se plaisait au commerce des pouvoirs établis et des gloires consacrées. Il nia Hugo jusqu’au jour où de le coudoyer lui parut profitable. De même il ne comprit jamais nos œuvres. Notre belle étude sur Manette Salomon , à laquelle Théo faisait allusion en l’opposant à son roman sur Saint Paul , échappa tout à fait à son intelligence.

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La Société des gens de lettres, qui n’a pas à apprécier les caractères, mais les talents officiels, ne pouvait s’empêcher d’envoyer un représentant… A ce moment, les murmures qui allaient croissant depuis le début de cette singulière oraison funèbre, éclatèrent en une vigoureuse protestation. Les assistants les plus voisins de M. Edmond de Goncourt s’écartèrent, tandis que M. Abraham Dreyfus, toujours chevaleresque, prononçait quelques mots d’excuse et donnait la parole à

M. Camille Doucet (…)

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> Les grands enterrements, par Chevassu Francis (1861-1918) dit Bazouge – Paris : H. Simonis Empis. 1892.
Source : archive.org. : https://archive.org/stream/gri_33125014432963#page/n47/mode/2up