La Guzla, Prosper Mérimée

Prosper Mérimée a débuté dans la littérature par deux supercheries : « Le théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole » (1825) et « La Guzla, ou Choix de poésies illyriques » (1827). Cette mystification littéraire consiste un recueil de ballades présenté comme la traduction d’une œuvre étrangère dont l’auteur, Hyacinthe Maglanovich, serait un barde morlaque, poète et joueur de guzla. Mérimée, qui se présente comme son traducteur en dresse le portrait et présente, dans une courte notice biographique, les moments clefs d’une vie tourmentée qui donnent plus de véracité encore à son canular.

L’époque se prêtait à ce que La Guzla fût acceptée en France mais également dans toute l’Europe  – certains fragments furent même traduits en vers par les plus grands poètes comme Goethe ou  Pouchkine.

Le dévoilement de la supercherie a rapidement ôté toute valeur littéraire à ce recueil. On peut cependant être sensible à ses qualités ; voir sous le pastiche le talent de création du jeune Mérimée ou reconnaître, comme  le fit Goethe, le « talent souple » d’un auteur « qui a pris plaisir à plaisanter gravement.»

Hyacinthe Maglanovich, Barde Morlaque

        Le Barde Morlaque de la Guzla.

Notice sur Hyacinthe Maglanovich

Hyacinthe Maglanovich est presque le seul joueur de guzla que j’aie vu qui fût aussi poète ; car la plupart ne font que répéter d’anciennes chansons, ou tout au plus ne composent que des pastiches, prenant vingt vers d’une ballade, autant d’une autre, et liant le tout au moyen de mauvais vers de leur façon.

Notre poète est né à Zuonigrad, comme il le dit lui-même, dans sa ballade intitulée l’Aubépine de Veliko. Il était fils d’un cordonnier, et ses parents ne semblent pas avoir pris beaucoup de soin de son éducation, car il ne sait ni lire ni écrire. A l’âge de huit ans il fut enlevé par des Tchingénehs ou Bohémiens. Ces gens le menèrent en Bosnie, où ils lui apprirent leurs tours et le convertirent sans peine à l’islamisme, qu’ils professent pour la plupart1. Un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service, où il passa quelques années.

Il avait quinze ans quand un moine catholique réussit à le convertir au christianisme, au risque de se faire empaler s’il était découvert ; car les Turcs n’encouragent point les travaux des missionnaires. Le jeune Hyacinthe n’eut pas de peine à se décider à quitter un maître assez dur, comme sont la plupart des Bosniaques ; mais, en se sauvant de sa maison, il voulut tirer vengeance de ses mauvais traitements. Profitant d’une nuit orageuse, il sortit de Livno, emportant une pelisse et le sabre de son maître, avec quelques sequins qu’il put dérober. Le moine qui l’avait rebaptisé l’accompagna dans sa fuite, que peut-être il avait conseillée.

De Livno à Scign en Dalmatie il n’y a qu’une douzaine de lieues. Les fugitifs s’y trouvèrent bientôt sous la protection du gouvernement vénitien et à l’abri des poursuites de l’ayan. Ce fut dans cette ville que Maglanovich fit sa première chanson : il célébra sa fuite dans une ballade qui trouva quelques admirateurs et qui commença sa réputation.2

Mais il était sans ressources d’ailleurs pour subsister, et la nature lui avait donné peu de goût pour le travail. Grâce à l’hospitalité morlaque, il vécut quelque temps de la charité des habitants des campagnes, payant son écot en chantant sur la guzla quelque vieille romance qu’il savait par cœur. Bientôt il en composa lui-même pour des mariages et des enterrements, et sut si bien se rendre nécessaire qu’il n’y avait pas de bonne fête si Maglanovich et sa guzla n’en étaient pas.

Il vivait ainsi dans les environs de Scign, se souciant fort peu de ses parents, dont il ignore encore le destin, car il n’a jamais été à Zuonigrad depuis son enlèvement.

A vingt-cinq ans c’était un beau jeune homme, fort, adroit, bon chasseur, et de plus poète et musicien célèbre ; il était bien vu de tout le monde, et surtout des jeunes filles. Celle qu’il préférait se nommait Hélènei et était fille d’un riche Morlaque, nommé Zlarinovich. Il gagna facilement son affection, et, suivant la coutume, il l’enleva. Il avait pour rival une espèce de seigneur du pays, nommé Uglian, lequel eut connaissance de l’enlèvement projeté. Dans les mœurs illyriennes, l’amant dédaigné se console facilement et n’en fait pas plus mauvaise mine à son rival heureux ; mais cet Uglian s’avisa d’être jaloux et voulut mettre obstacle au bonheur de Maglanovich. La nuit de l’enlèvement, il parut accompagné de deux de ses domestiques au moment où Hélène était déjà montée sur un cheval et prête à suivre son amant. Uglian leur cria de s’arrêter d’une voix menaçante. Les deux rivaux étaient armés. Maglanovich tira le premier et tua le seigneur Uglian. S’il avait eu une famille, elle aurait épousé sa querelle, et il n’aurait pas quitté le pays pour si peu de chose ; mais il était sans parents pour l’aider, et il restait seul exposé à la vengeance de toute la famille du mort. Il prit son parti promptement, et s’enfuit avec sa femme dans les montagnes, où il s’associa avec des heiduques.ii

Il vécut longtemps avec eux, et même il fut blessé au visage dans une escarmouche avec les pandoursiii. Enfin, ayant gagné quelque argent d’une manière assez peu catholique, je crois, il quitta les montagnes, acheta des bestiaux, et vint s’établir dans le Kotar avec sa femme et quelques enfants. Sa maison est près de Smocovich, sur le bord d’une petite rivière ou d’un torrent qui se jette dans le lac de Vrana. Sa femme et ses enfants s’occupent de leurs vaches et de leur petite ferme ; mais lui est toujours en voyage ; souvent il va voir ses anciens amis les heiduques, sans toutefois prendre part à leur dangereux métier.

Je l’ai vu à Zara pour la première fois en 1816. J’étais alors grand amateur de la langue illyrique, et je désirais beaucoup entendre un poète en réputation. Mon ami, l’estimable voïvodeiv Nicolas***, avait rencontré à Biograd, où il demeure, Hyacinthe Maglanovich, qu’il connaissait déjà ; et, sachant qu’il allait à Zara, il lui donna une lettre pour moi. Il me disait que, si je voulais en tirer quelque chose, il fallait le faire boire ; car il ne se sentait inspiré que lorsqu’il était à peu près ivre.

Hyacinthe avait alors près de soixante ans. C’est un grand homme, vert et robuste pour son âge, les épaules larges et le cou remarquablement gros. Sa figure prodigieusement basanée, ses yeux petits et un peu relevés à la chinoise, son nez aquilin, assez enflammé par l’usage des liqueurs fortes, sa longue moustache blanche et ses gros sourcils noirs, forment un ensemble que l’on oublie difficilement quand on l’a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qui s’étend sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très extraordinaire qu’il n’ait pas perdu l’œil en recevant cette blessure. Sa tête était rasée, suivant l’usage presque général des Morlaques, et il portait un bonnet d’agneau noir : ses vêtements étaient assez vieux, mais encore très propres.

En entrant dans ma chambre, il me donna la lettre du voïvode et s’assit sans cérémonie. Quand j’eus fini de lire : « Vous parlez donc l’illyique ? » me dit-il avec un air de doute assez méprisant. Je lui répondis sur-le-champ dans cette langue que je l’entendais assez bien pour pouvoir apprécier ses chansons, qui m’avaient été extrêmement vantées. « Bien, bien, dit-il ; mais j’ai faim et soif : je chanterai quand je serai rassasié. » Nous dînâmes ensemble. Il me semblait qu’il avait jeûné quatre jours au moins, tant il mangeait avec avidité. Suivant l’avis du voïvode, j’eus soin de le faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que, quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques-uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d’un coup il se leva de table, et, se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en décembre), il s’endormit en moins de cinq minutes, sans qu’il y eût moyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois : j’eus soin de le faire boire seulement assez pour l’animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l’on trouvera dans ce recueil. Sa voix a dû être fort belle ; mais alors elle était un peu cassée. Quand il chantait sur sa guzla, ses yeux s’animaient, et sa figure prenait une expression de beauté sauvage qu’un peintre aimerait à exprimer sur la toile.

Il me quitta d’une façon étrange : il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l’attendis inutilement jusqu’au soir. J’appris qu’il avait quitté Zara pour retourner chez lui ; mais en même temps je m’aperçus qu’il me manquait une paire de pistolets anglais qui, avant son départ précipité, étaient pendus dans ma chambre. Je dois dire à sa louange qu’il aurait pu emporter également ma bourse et une montre d’or qui valaient dix fois plus que les pistolets.

En 1817, je passai deux jours dans sa maison, où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou : et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu’il me fût possible de lui faire accepter une récompense.

Notes

Tous ces détails m’ont été donnés en 1817 par Maglanovich lui-même.

J’ai fait de vains efforts pour me la procurer. Maglanovich lui-même l’avait oubliée, ou peut-être eut-il honte de me réciter son premier essai poétique.

« Marie » dans la version de 1827

iiHeiduque : dans le texte a le sens de pillard, de bandit. Orthographe actuelle Haïdouk ou encore Haïduk.

iii Soldat hongrois qui appartenait à des corps francs dont les excès amenèrent leur incorporation dans des troupes régulières (cnrtl), Par analogie et dans un sens péjoratif désigne un soldat brutal,

iv Chef militaire; souverain ou éminent personnage de l’administration dans les pays slaves, notamment ceux de la péninsule balkanique soumis à la domination ottomane. (cnrtl)

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> Présentation du texte, préface de 1827, avertissement de 1840 et courte notice biographique sur Hyacinthe Maglanovich, le barde morlaque par Prosper Mérimée. Fichier PDF ou  ODT.

> La Guzla en différents formats sur archive.org : https://archive.org/details/laguzlaouchoixde00mruoft

> De Mérimée à Claude Simon, cinq histoires de canulars littérairesFrance-Culture : 
https://www.franceculture.fr/litterature/cinq-histoires-canulars-litteraires

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