Aller aux bonjours

Relations exactes de ce qui s’est passé durant cinq années dans les coulisses du Théâtre de sa Suffisance.

Michelle de Marillac

Sa SuffisanceSa Suffisance se leva de grand matin, et fit dire qu’elle voulait « aller aux bonjours » dans quelque lieu où niche le peuple banal, et que tous ses ordinaires ministres, secrétaires d’État, présidents de Grosses commissions, eussent à être fin prêts pour l’accompagner, leur ayant fait bailler leur rendez-vous dans les jardins de Versailles où il fit tenir une théorie de berlines blindées et de blindés en forme de berlines.

Son départ fut cependant différé d’heure à heure, tantôt pour essayer de nouvelles talonnettes, tantôt pour une nouvelle mise en plis, tantôt pour joguer dans les allées, tantôt pour essayer des lunettes de soleil, tantôt pour fumer un Havane, tantôt pour essayer une montre, tantôt pour deviser science avec les frères Mogdanov, tantôt pour une leçon de morale qu’il voulait donner à  Téhaifun ou Haifèretrois; tantôt pour autre prétexte.

Cependant le premier ministre avait mis diverses personnes aux aguets pour avertir le petit personnel du palais de ne pas manquer de dire  bonjour à son insuffisance ; ou plus exactement de lui rendre son bonjour s’il lui venait l’envie de leur donner.

Sur les 11 heures, étant averti de la venue de bas Bretons du Guilvinec et de Penmarc’h portant la marée, il  donna l’ordre de fermer  les hautes grilles et de mettre les gardes en bataille  car il ne manquait pas de connaître le tempérament  de ces indigènes à la tête près du bonnet, ce qui ne leur fait point mâcher leurs mots.

Sur les 17 heures,  fendant la presse des nombreux porte-cotons qui attendaient le départ de  leur maître pour le flatter, il   avisa le porte-parole qui ronflotait dans une bergère, le secoua, disant : « Sa Suffisance n’est point encore  prête pour aller au bonjour? »  Le porte-parole rougissant répondit : « Elle s’entretient en particulier avec sa seconde première dame, mais je ne les entends plus chanter depuis fort longtemps. »

Le premier ministre qui en avait ras les couettes d’attendre répliqua :« Font  chier les baiseurs ! » Ce qu’entendant  la gardienne des Sceaux en tailleur Coco d’Armandi et chaussée de pantoufles de vair dit : «  Oh le malpoli , ça va être rapporté ! ». Le Premier ministre, ses humeurs bileuses échauffées, la traita de noms d’oiseaux ; ce à quoi elle répliqua en lui donnant un coup de pied dans la rotule droite; ce que voyant la ministre catholique de la ville assena à cette grenouille péteuse qu’elle avait en horreur deux gifles à assommer un bœuf.

La gardienne des Sceaux  tombée  sur le parquet en point de Hongrie ameuta ministres , secrétaires d’État et présidents de Grosses commissions qui accoururent et se jetèrent dans une mêlée  pour des raisons qu’ils ignoraient
encore mais avec délectation car ils ne pouvaient se sentir ni se voir en peinture.

Et ils  jetaient leur tête entre deux yeux, s’agrippaient les gosiers, se déchiraient les oreilles, s’écrasaient les pieds, se claquaient les joues  et ne manquaient  pas de s’écraser les parties molles comme s’ils étaient à la Bourse.

Sa Suffisance  dérangée  dans ses devoirs conjugaux sortit brusquement de sa chambre. Il est facile de juger quel effroi ce fut dans la mêlée ; on arrêta de se battre,  et c’est  dans un silence de Panthéon qu’elle  interrogea l’assemblé  : «  Quoi ce ? »   Un homme, le ministre de la Politesse, du Respect, de la Correction, de la Civilité  & des Révérences,  hors de lui, répondit fort mal à propos par ce demi alexandrin de charretier : « Ta gueule, pauvre con ! » Ce qui mit fin ce jour à sa  prometteuse carrière et à la chasse aux bonjours.

 

Nota bene : « Aller aux bonjours »  est une activité qui  par certains aspects ressemble à la chasse à courre : grand équipage, grand train et curée au final.